CHAPITRE TREIZE

Arrivée au dernier repère. Pare à tirer. » L'enseigne de vaisseau Rafael Cardones parlait à mi-voix, les yeux étrécis, le regard concentré sur son écran de visée. Sa main droite avança doucement, son index se posa légèrement sur le gros bouton carré au centre de sa console d'armement, tandis que la main de son officier supérieur restait au-dessus du panneau des doubles commandes.

« Attention... feu! »

L'index de Cardones s'abaissa brutalement et une vive lumière envahit son affichage quand la touche générale de tir s'enfonça. Une seconde s'écoula, puis l'écran s'illumina de nouveau, pour afficher cette fois une estimation des coups au but.

Cardones se redressa et essuya la sueur qui lui couvrait le front, les épaules raides et douloureuses de tension au bout de quarante-cinq minutes d'exercices tactiques. Il avait presque peur de regarder les résultats, mais il se ressaisit pour s'obliger à poser les yeux sur l'écran – et la surprise lui fit battre des paupières. Quatre-vingt-trois pour cent sur les armes à énergie, nom de Dieu! Et presque aussi bien sur les missiles : trois coups sur cinq tirés !

« Excellente exécution, monsieur Cardones », dit une voix de soprano; il pivota soudain et trouva le commandant debout à ses côtés. Il n'était pas encore tout à fait habitué à sa façon silencieuse de se déplacer et il ne s'était pas rendu compte de sa présence. Pourtant, elle était bien là et ses yeux bruns étaient pensifs lorsqu'elle enfonça une touche pour appeler le poste de suivi de l'officier superviseur. Les vecteurs complexes et tire-bouchonnés de l'approche soigneusement travaillée de Cardones repassèrent à l'accéléré, et le capitaine hocha la tête.

« Vraiment très bien, canonnier », dit-elle, et Cardones, tout à sa fierté, se retint tout juste de prendre l'air satisfait de lui-même. C'était la première fois que le capitaine le gratifiait de ce titre ancien et informel, et cela valait les longues minutes de concentration qu'il venait de vivre – et les interminables heures d'entraînement qui y avaient mené. On était loin de ce jour épouvantable où il avait dû avouer qu'il avait salopé les programmes de largage des détecteurs.

« Cependant, poursuivit le capitaine en faisant défiler l'enregistrement en arrière, que pensez-vous de cette manœuvre-ci? » Elle mit l'affichage sur pause en tapotant l'écran du doigt, et son chat sylvestre pencha la tête comme s'il étudiait les lignes lumineuses entremêlées, puis il regarda Cardones d'un air curieux.

« Commandant? fit Cardones, circonspect.

  À ce moment-ci, vous avez opéré un changement de cap dans le même plan à trois cents g pour passer sur zéro-trois cinq », dit-elle. Il se détendit un brin : il n'y avait aucune sécheresse dans sa voix; elle lui rappelait même plutôt un de ses instructeurs de l'Académie. « Vous vous êtes retrouvé sur le cap que vous recherchiez, mais regardez ceci. » Son index se déplaça jusqu'aux chiffres de portées et de direction en haut de l'affichage. « Vous voyez où était pointée sa batterie principale ? »

Cardones étudia l'écran, puis sa gorge se serra et le rouge envahit ses joues. « Droit sur l'avant de mes bandes, commandant, dit-il à contrecœur.

  Exactement. Vous auriez dû virer de biais et changer de plan pour dresser vos bandes ventrales afin de vous couvrir, vous ne croyez pas ?

  Si, commandant, répondit-il en sentant son exultation fondre comme neige au soleil. Mais le commandant lui tapota l'épaule avec un sourire.

«Ne vous en veuillez pas trop; dites-moi plutôt pourquoi l'ordinateur ne vous a pas épinglé.

  Commandant? » Les yeux de Cardones se reportèrent sur son affichage et il fronça les sourcils. « Je n'en sais rien, commandant. La fenêtre d'attaque était pourtant assez large.

  Peut-être pas. » Le capitaine tapota de nouveau les chiffres. « L'élément humain, enseigne; n'oubliez jamais l'élément humain. L'ordinateur tactique est programmé pour assigner un temps de réaction à votre adversaire prétendument de chair et de sang, et, cette fois – cette fois-ci, canonnier –, vous avez eu de la chance. La distance était suffisante pour que votre adversaire dispose de moins de trois secondes pour voir l'ouverture, la reconnaisse et en profite, et l'ordinateur a estimé qu'il n'avait pas réagi assez vite pour tirer. Je pense qu'il a eu raison, mais ne comptez pas là-dessus dans la réalité. D'accord ?

  D'accord, pacha! » répondit Cardones, son sourire rayonnant retrouvé, et Honor lui tapota gentiment l'épaule avant de regagner son fauteuil de commandement.

Ce qu'elle ne lui dit pas, c'est qu'elle avait fait le même exercice du point de vue de l'adversaire depuis les affichages de son fauteuil, en suivant les manœuvres de Cardones en temps réel, et qu'elle avait, elle, tiré dans la fenêtre. Le jeune homme avait fait des progrès énormes au cours des dernières semaines et il méritait bien de se réjouir; en outre, elle n'était pas du tout certaine que, lors d'un véritable combat, elle aurait vu l'ouverture et réagi aussi rapidement; elle n'avait donc pas l'intention de doucher son enthousiasme en évoquant de pures éventualités.

Elle s'assit et laissa Nimitz se couler jusqu'à sa place favorite, sur ses genoux, tandis qu'elle observait la passerelle. Le lieutenant de vaisseau Panowski faisait ses propres exercices d'astrogation et, d'après les regards qu'il échangeait avec son supérieur, le lieutenant de vaisseau Brigham, cela n'allait pas tout seul. Elle dissimula un sourire. McKeon ne s'était pas trompé sur la tendance de l'assistant astrogateur à se laisser vivre, et ce dernier avait eu l'air de prendre comme une trahison l'annonce d'Honor selon laquelle, à court d'effectifs ou non, en orbite de garage ou non, l'Intrépide poursuivrait sans interruption ses exercices programmés. Elle avait du mal à traiter Panowski avec toute l'intransigeance qu'il méritait sans doute, car elle avait bien conscience de ses propres faiblesses en mathématiques. En tant qu'astrogatrice, elle ne valait pas un clou et elle le savait, mais McKeon, efficacement secondé par Brigham, compensait parfaitement son indulgence.

Son regard revint sur l'affichage général et elle étudia les navires en orbite autour de Méduse. L'Intrépide était en poste depuis presque un mois manticorien, et ils étaient beaucoup moins nombreux qu'à son arrivée cinq semaines plus tôt; résultat direct, sans doute, de la campagne de l'enseigne Tremaine contre les trafics illégaux. Méduse n'était plus l'endroit rêvé où transborder des marchandises interdites et la rumeur s'en propageait. Honor n'avait pas prévu le personnage de grand inquisiteur qu'allait incarner Tremaine – on aurait dit qu'il avait acquis une espèce de sixième sens pour détecter les fraudeurs – et l'œil d'aigle que Stromboli posait sur le trafic de navire à navire avait permis à l'enseigne de fondre sur trois proies à mi-espace, pour une nouvelle saisie de contrebande de près d'un demi-milliard de dollars. Honor avait veillé à ce qu'ils soient tous deux complimentés de leurs succès, et le lieutenant Venizelos en avait eu sa part pour son travail au terminus. À en juger par la violence et le volume des protestations qu'ils soulevaient, eux et leurs subordonnés mettaient des bâtons extrêmement gênants dans les roues de quelqu'un, et elle les avait fait informer qu'elle en était au courant.

Et, comme elle l'espérait, la reconnaissance que l'équipage de l'Intrépide obtenait, non seulement de sa part mais aussi de dame Estelle, de l'API et du SAC, commençait à porter ses fruits : elle n'avait plus besoin de harceler ni de secouer son petit monde comme un prunier pour qu'il exécute ses tâches. L'idée qu'ils étaient efficaces, à la différence de tous ceux qui avaient été affectés au poste de Basilic avant eux, suffisait à les souder. Ils étaient débordés de travail, exténués, et ils n'avaient que trop conscience de réussir malgré le système plutôt que grâce à lui, et cela ne faisait que renforcer leur estime d'eux-mêmes.

Ils pouvaient être légitimement fiers. De fait, elle, Honor, était fière d'eux, et leur sens du travail bien fait commençait à lui valoir leur considération. Les récompenses qu'ils avaient gagnées pour leurs saisies n'avaient rien gâté non plus; la gratification traditionnelle d'un demi pour cent de la valeur de toute contrebande saisie pouvait paraître maigre, mais ils avaient mis la main sur plus d'un milliard et demi de dollars de matériel. Si le tribunal de l'Amirauté jugeait ce matériel illégal, comme Honor en était sûre, c'étaient plus de sept millions et demi de dollars que l'équipage aurait à se partager — en supposant que les propriétaires du Mondragon ne soient condamnés qu'à payer une amende. Si leur bâtiment était confisqué, chose fort possible, sa valeur estimée serait ajoutée au pot commun. La part du capitaine se montait à six pour cent du total, ce qui donnait à Honor — jusqu'à présent — un petit demi-million de dollars tout rond (elle s'était découvert une étonnante aptitude à ce genre de mathématiques), soit pas loin de sept années de solde d'un commandant de la Flotte; quant à ses officiers non cadres et ses engagés, ils recevraient soixante-dix pour cent de la somme à se partager, c'est-à-dire que même le moins gradé d'entre eux toucherait presque douze mille dollars; et, par tradition et malgré les tentatives périodiques de l'Échiquier de changer l'état de fait, l'argent des récompenses n'était pas soumis à l'impôt.

Inutile de préciser que l'enseigne Tremaine et le lieutenant Venizelos avaient acquis une grande popularité auprès de l'équipage, mais ils avaient mérité le moindre sou de leur prime, et elle savait qu'ils plaçaient leur estime de soi encore plus haut. De fait, ces récompenses avaient plus de valeur à leurs yeux en tant que justification de leurs efforts et preuve de leur efficacité que pour leur valeur fiduciaire, et c'était visible. Le capitaine de corvette Santos avait été la première à appeler Honor u pacha », ce titre honorifique familier que nul ne voulait lui donner après les exercices catastrophiques de la Flotte mais, l'un après l'autre, tous ses officiers commençaient à y venir.

Tous ? se dit-elle en se renfrognant intérieurement. Non, pas tous. Lois Suchon restait environnée d'une aura palpable de rancœur et Honor avait fini par conclure que cela ne changerait pas. La chirurgienne faisait simplement partie de ces individus — heureusement rares — incapables par nature de travailler en équipe.

Et puis il y avait McKeon. Il faisait son travail; elle ne pouvait lui reprocher le temps qu'il avait passé avec Cardones, ni ses longues heures à donner des leçons particulières et des coups de pied au cul à Panowski, ni le talent qu'il mettait à jongler avec leurs ressources humaines réduites pour couvrir toutes les bases. Mais les barrières restaient néanmoins en place. Elle se rendait bien compte du pilier qu'il aurait pu devenir; d'ailleurs, le fait qu'il réussissait si bien sans laisser son capitaine l'approcher soulignait sa compétence; mais, apparemment, il était incapable de franchir la dernière étape qui le séparait d'un véritable partenariat avec son supérieur, et elle avait la nette impression, d'après son attitude tendue, que cette situation était aussi frustrante pour lui que pour elle. On aurait dit qu'il avait besoin de sauter le pas mais qu'il n'y arrivait pas, et Honor regrettait de ne pas comprendre la nature du problème. Une seule certitude : c'était plus profond que le malaise dont avait été saisi l'équipage lors de leur affectation à Basilic, et...

Un doux carillon interrompit ses réflexions et elle se tourna vers Webster qui accusait réception du signal. Le lieutenant dit quelques mots, hocha la tête, puis fit pivoter son fauteuil face à son capitaine.

« J'ai une transmission pour vous de la surface, commandant. Du bureau du commissaire résident.

  Transférez-la sur mon écran, fit Honor, mais l'officier des communications secoua la tête.

  Dame Estelle demande à vous parler en privé, commandant. »

Honor sentit ses sourcils se hausser et recomposa son expression, puis elle déposa Nimitz sur le dossier de son siège et se leva.

« Je la prends dans ma salle de briefing, Samuel.

  Bien, commandant. »

Honor acquiesça, puis passa la porte et la referma derrière elle. Elle se laissa tomber dans le fauteuil du commandant à la tête de la table de conférence, tapa un code d'acceptation sur le terminal, puis sourit en voyant apparaître dame Estelle sur l'écran intégré.

« Bonjour, commandant, dit le commissaire.

  Voilà une agréable surprise, dame Estelle. Que puis-je faire pour vous ?

  En vérité je viens pleurer sur votre épaule, je crois, Honor, dit Estelle Matsuko d'un air lugubre.

  C'est à ça que sert la Flotte, madame », répondit Honor, et le commissaire eut un toussotement dédaigneux. Honor glissa sur le sujet, mais il ne lui avait pas échappé que dame Estelle ne semblait pas la considérer comme un véritable membre de la Flotte; c'était à rapprocher de sa façon de l'appeler par son prénom, comme pour bien la distinguer des « vrais » officiers de la Flotte (c'est-à-dire des incompétents et des tire-au-flanc) auxquels elle avait si souvent eu affaire.

« Oui, enfin, bref, reprit Estelle Matsuko au bout d'un moment, pour vous dire la vérité, je commence à croire que nous avons un plus gros problème que prévu sur les bras, ici au sol.

  Comment ça ?

  Depuis que vous avez envoyé le lieutenant Stromboli et ses hommes pour s'occuper du centre de contrôle spatial, mon personnel du trafic aérien s'est retrouvé libre de se consacrer aux questions plus locales. Il a bouché beaucoup de trous dans notre couverture aérienne de l'intérieur grâce au personnel supplémentaire et à vos satellites d'observation – pas tous; il en reste quelques-uns – et il a relevé un petit nombre de vols non identifiés dans des zones d'accès restreint.

  Ah ? » Honor se redressa dans son fauteuil et fronça les sourcils. « Quel genre de vols ?

  Impossible à dire. » Le ton du commissaire était dégoûté. « Leurs transpondeurs ne réagissent pas quand nous les interrogeons, ce qui, ajouté au fait que ces appareils n'ont pas déposé de plan de vol, semble indiquer clairement qu'ils mijotent quelque chose qui ne nous plairait pas. Nous avons tenté de les intercepter, mais l'antigrav de l'API est davantage conçu pour l'endurance et la fiabilité que pour la vitesse, et ils nous échappent sans difficulté. Si vous n'aviez pas tant réduit notre trafic espace-surface, je croirais à des rendez-vous de contrebandiers.

  Ce n'est pas impossible, fit Honor d'un ton pensif. Nous ne travaillons sur eux que depuis un mois; peut-être distribuent-ils encore de la marchandise qu'ils avaient déjà déposée à la surface.

  J'y ai songé, mais, même dans ce cas, il leur faudrait encore la remonter sous votre nez pour qu'elle leur soit utile. De plus, ça se passe beaucoup trop loin dans la brousse pour que ce soit vraisemblable.

  Hum. » Honor se frotta le bout du nez, puis fronça les sourcils. Les véhicules de l'API, songeait-elle, travaillaient tout près des enclaves, pour la plupart. « Se pourrait-il qu'ils opèrent leurs transbordements si loin justement pour échapper à nos détecteurs ?

  Ça m'étonnerait. Bien sûr, c'est un effet possible, mais apparemment ils opèrent chacun de son côté, autant que nous puissions nous en rendre compte, et il faudrait qu'ils travaillent avec des marchandises de très faible masse, à moins qu'ils ne disposent quelque part d'une base équipée de matériel pour traiter les cargaisons. Et même si leur fret était assez léger et réduit pour qu'on le déplace à la main, nos radars ne les perdent, à l'arrivée comme au départ, que dans la région des montagnes Chat-Fou ou au-dessus des Dos-Moussus. Si leur seule activité consistait à entrer en contact avec d'autres véhicules aériens, pourquoi sortir des montagnes au risque que nous les repérions ? Ils pourraient se donner rendez-vous dans une des vallées du massif et jamais nous ne les apercevrions, à moins de les survoler juste au bon moment. En outre, je commence à nourrir de sinistres soupçons sur ce qu'ils peuvent manigancer.

  À savoir, madame ?

  Vous vous rappelez votre première visite à mon bureau, où je vous ai parlé de la mekoha ? » Honor fit oui de la tête et dame Estelle haussa les épaules. « Comme je vous l'ai dit alors, la mekoha est un produit diablement sophistiqué pour la technologie des Médusiens. Ils se débrouillent étonnamment bien en alchimie, mais il s'agit en l'occurrence d'un alcaloïde très complexe – et puissant –, analogue à un stimulant du genre endorphine. Ce n'est pas une endorphine, du moins le pensons-nous, mais, comme nous commençons seulement à comprendre la biochimie médusienne, nous pouvons nous tromper. Quoi qu'il en soit (elle fit la moue et secoua la tête), l'important, c'est que le processus de fabrication est long, compliqué et dangereux pour les alchimistes locaux, surtout lors des dernières étapes de séchage et de broyage, où ils doivent faire attention à ne pas inhaler les poussières. Tout cela pour dire que l'emploi fréquent ou systématique de cette drogue est réservé, grosso modo, aux indigènes les plus fortunés, simplement à cause de son prix. »

Elle se tut et attendit qu'Honor lui fasse signe qu'elle avait compris.

« Très bien. L'autre aspect de la mekoha à garder en mémoire est qu'elle a des effets secondaires extrêmement déplaisants. Elle provoque une réaction de dépendance très puissante et la dose mortelle varie amplement d'un individu à l'autre, surtout avec le piètre contrôle de qualité auquel peuvent prétendre les alchimistes, si bien que le fumeur de mekoha finit un jour ou l'autre par se tuer sans le faire exprès. À court terme, ce produit procure un sentiment d'euphorie, de bonheur et des hallucinations, légères en général, mais à long terme il cause dans l'organisme de graves dégâts respiratoires et moteurs, une perte graduelle des fonctions nerveuses et une diminution notable de la capacité d'attention et du QI mesurable. Et, comme si ça ne suffisait pas, avec un produit suffisamment raffiné, on obtient une forte réaction semblable à une décharge d'adrénaline qui débranche presque complètement les récepteurs de la douleur; sans crier gare, l'euphorie de départ se transforme en une sorte de psychose artificielle, due sans doute aux propriétés hallucinogènes de la drogue. Normalement, les Médusiens ne se laissent guère aller à la violence; ils sont aussi rebelles que tous les aborigènes de l'univers et certains des nomades sont des pilleurs nés, mais la violence d'une foule hystérique qui se soulève sans prévenir ne fait pas partie de leur matrice sociale. Sauf si la mekoha s'en mêle; dans ce cas, plus rien n'est prévisible.

  A-t-on essayé d'en restreindre ou d'en contrôler l'usage ?

  Oui et non. Elle est déjà illégale dans la plupart des cités-États du delta – pas dans toutes mais dans la majorité – et limitée d'emploi dans les autres. D'un autre côté, c'est dans les cités que la plus grosse partie de la mekoha consommée en dehors du delta est traditionnellement fabriquée, et même les conseils du delta évitent de marcher sur les pieds des marchands de mekoha : ils rapportent beaucoup d'argent et ne sont guère regardants sur les moyens à adopter pour protéger leur trafic. En outre, cette drogue tient une place bien établie dans plusieurs religions médusiennes.

  Quel sac de nœuds ! soupira Honor, et dame Estelle fit la grimace.

  En effet. L'API ne peut pas se mêler des pratiques religieuses, d'abord parce que notre charte nous l'interdit formellement, ensuite, bien que ça me fasse mal de l'avouer, parce que ce serait le plus sûr moyen de réduire à néant tout le prestige et l'achalandage que nous avons réussi à acquérir. Certains prêtres du delta – et davantage encore de chamarres de l'intérieur – sont déjà convaincus que les extraplanétaires ont une influence mauvaise et corruptrice. Si nous tentons de les priver de leur drogue sacrée, nous ne ferons que confirmer leur opinion de nous ; nous travaillons donc sur l'éducation, qui n'est pas le moyen le plus efficace de toucher des esprits de l'âge du bronze, et nous faisons pression en coulisse sur les fabricants. »

Honor hocha de nouveau la tête quand dame Estelle se tut, mais elle réfléchissait à plein régime. Si le commissaire lui faisait tout un cours sur la pharmacologie médusienne, ça avait sûrement un rapport avec les déplacements d'appareils aériens non identifiables, mais cela...

« Dame Estelle, soupçonnez-vous que quelqu'un hors planète fournit cette mekoha aux Médusiens ? »

Lugubre, le commissaire acquiesça. « Précisément, Honor. Nous savons que son usage augmente même dans les régions où nous assurons la police régulièrement. Depuis que vous avez libéré les gens que j'avais assignés à l'inspection du trafic orbital et orbite-surface, j'ai pu envoyer nos patrouilles de routine plus loin dans l'intérieur et, apparemment, là-bas, les niveaux de consommation sont encore plus élevés. Plus encore, nous avons obtenu des échantillons de mekoha de la région des Dos-Moussus, et ce n'est pas la même que celle qu'on produit dans le delta; les proportions sont légèrement différentes et le taux d'impureté inférieur, ce qui signifie, d'après mes agents, que cette nouvelle version est sans doute plus puissante.

  Et vous pensez qu'elle est fabriquée hors planète, conclut Honor sans ambages.

  C'est ce que je crains. Nous ne pouvons pas le prouver, mais, comme je vous l'ai dit, cette substance coûte très cher selon les critères médusiens. Et, si difficile soit-elle à produire pour les indigènes, n'importe quel labo extraplanétaire sans grande compétence pourrait en fournir en grosses quantités s'il avait accès à la mek, la mousse dont elle est tirée.

  Mais d'abord il faudrait sortir cette mousse de Méduse, fit Honor en réfléchissant tout haut. Et, après en avoir extrait la drogue, il faudrait la réintroduire sur la planète.

  Ce qui, dans l'un et l'autre cas, n'aurait rien eu d'insurmontable avant votre arrivée, à vous et à l'Intrépide », glissa Estelle Matsuko. Honor secoua la tête.

« Je n'en suis pas si sûre... et puis ça me paraît toujours trop compliqué pour être très profitable, à moins que le prix de vente ne soit encore plus élevé que vous ne le dites. Combien faut-il de cette... mek, c'est ça ? pour produire, disons, un gramme de drogue raffinée ?

  Beaucoup. Une seconde... » Le commissaire enfonça des touches sur sa console de données, puis hocha la tête. « II faut environ quarante kilos de mousse verte pour produire un kilo de pâte de mekoha brute, et à peu près dix kilos de pâte pour obtenir un kilo du produit final. Soit un rapport de quatre cents pour un.

  Et les doses les plus courantes ?

  Mon Dieu, je n'en sais rien. » Estelle Matsuko soupira. « Peut-être trente grammes pour un usager débutant, mais cela augmente avec la dépendance. Naturellement, étant donné la pureté supérieure de ce nouveau produit, les doses initiales sont peut-être moindres mais, à mon avis, les Médusiens doivent maintenir leur niveau normal de consommation et s'octroyer simplement des trips plus forts.

  Par conséquent, pour chaque dose vendue, ils doivent transporter... quoi ? » Honor calcula de tête, puis regarda le commissaire en fronçant les sourcils. « Plus de treize kilos de mousse ou un kilo trois cents de pâte hors de la planète ? Ça vous semble juste ? » Dame Estelle refit rapidement le calcul et hocha la tête; Honor eut un geste incrédule. « Ça me paraît une masse trop volumineuse pour que ce soit pratique, dame Estelle. D'ailleurs, s'il existait un trafic de quelque importance, nos premières inspections douanières auraient dû en apercevoir les derniers signes, même si l'équipe du major Isvarian était passée à côté, ce qui m'étonnerait. Sans parler de la drogue proprement dite, la mousse ou la pâte ne doivent pas être faciles à dissimuler, et l'enseigne Tremaine surveille de près les navettes entrantes et sortantes, je puis vous l'assurer.

  Vous ne pensez donc pas qu'il y ait d'implication extra-planétaire ?

  Je n'ai pas dit ça. Il me semble simplement que les produits bruts représenteraient une trop grosse masse pour que leurs transporteurs interstellaires passent inaperçus. Barney Isvarian et son équipe n'ont peut-être pas une formation d'agent des douanes, mais je suis bien certaine qu'ils auraient remarqué de tels chargements de mousse en train de quitter la planète et qu'ils vous en auraient avertie. Toutefois (les yeux sombres d'Honor s'étrécirent), ça ne veut pas dire que quelqu'un n'a pas pu apporter le matériel pour créer un labo de production sur place. Il aurait alors suffi de passer les patrouilles d'Isvarian – ou les nôtres – dans un seul sens et, d'après ce que vous dites, la masse à transporter n'aurait pas été énorme.

  Non... fit dame Estelle, pensive. Non, en effet. Et, dans ce cas, nos déplacements suspects n'auraient pas pour but de distribuer de la mekoha importée; la production serait locale et le fait que vous avez tordu le cou aux opérations de contrebande ne la ralentirait pas d'un iota.

  Je le crains. Je ne cherche pas à me décharger de mes responsabilités, dame Estelle, mais j'ai l'impression que la drogue ne provient pas d'une source extraplanétaire.

  Le problème relève donc de l'API. » Estelle Matsuko inspira profondément, puis elle poussa un long soupir sifflant. « J'aimerais que vous vous trompiez, mais je ne le pense pas.

  Peut-être. Et peut-être est-ce effectivement du ressort de l'API, mais il est de mon ressort à moi d'aider l'API avec tous les moyens dont je dispose. » Elle se frotta de nouveau le bout du nez. « De quelle quantité d'énergie un labo de mekoha aurait-il besoin ?

  Je l'ignore. » Le commissaire réfléchit en fronçant les sourcils. « Cela dépendrait, j'imagine, de son niveau de production, mais le processus est très complexe. À mon avis, le coût énergétique total serait sacrément élevé. Mais pas excessivement, puisque les Médusiens se débrouillent avec des systèmes hydrauliques, de l'huile de coude et la chaleur du soleil pour l'évaporation lors des dernières étapes de séchage; il est vrai qu'ils produisent en très petites quantités dans des "labos" proportionnellement réduits. Ça m'étonnerait que nos extraplanétaires – en supposant que vous voyiez juste – s'en remettent à ce genre de technologie, surtout s'ils produisent les volumes que nous suspectons. Pourquoi ?

  Parlez-en avec Barney Isvarian, répondit Honor. Si vos employés peuvent définir une fourchette de l'énergie nécessaire, il n'aura qu'à surveiller le réseau électrique central et vérifier si quelqu'un tire une quantité anormale de courant. Je sais que beaucoup d'enclaves possèdent leurs propres générateurs ou leurs collecteurs orbitaux, mais ça vous permettrait au moins, si ça marche, d'éliminer quelques suspects et de réduire le champ des possibilités.

  C'est une bonne idée, acquiesça dame Estelle en tapant des notes sur son terminal.

  Hum... Et, tant que vous y êtes, voyez si vos techniciens peuvent vous fournir une estimation de la consommation normale et légitime des enclaves qui ne font pas partie de votre réseau électrique. Nous ne tirerons pas grand-chose de celles qui disposent de générateurs indépendants, mais je peux placer quelques capteurs discrets sur les collecteurs orbitaux.

  Même si vous tombez sur un gros débit, ça ne constituera pas une preuve, observa Estelle Matsuko, et Honor hocha la tête.

  Non, c'est vrai, mais, comme je vous l'ai dit, nous pourrons au moins éliminer certains des innocents, et qui sait si ça ne nous fournira pas une piste ? » Elle prit l'air pensif. « En attendant, je vais demander à l'enseigne Tremaine d'effectuer quelques circuits orbitaux pour repérer d'éventuelles sources d'énergie en dehors des enclaves. » Un sourire soudain lui fendit le visage. « Il ne faudrait pas qu'il commence à s'ennuyer, maintenant que son équipe et lui ont rabattu le caquet des contrebandiers, n'est-ce pas ?

  Vous êtes épouvantable, commandant Harrington, fit Estelle en lui rendant son sourire.

  Vous ne pouvez pas savoir à quel point, darne Estelle », répondit Honor avec entrain. Puis, reprenant un peu son sérieux : « Ce n'est pas grand-chose, mais c'est le mieux que je puisse vous proposer. S'il vous vient à l'esprit un autre moyen par lequel je puisse vous aider, informez m'en et je ferai mon possible.

  Merci, dit le commissaire d'un ton empreint de gratitude. (,:a me change agréablement de... » Elle s'interrompit, haussa les épaules avec un léger sourire, et Honor hocha encore une fois la tête.

« De rien, madame », fit-elle, et elle coupa la communication.

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